La chaleur est accablante. C’est humide, dense, torride. Le genre de température où il ne fait même plus bon se crosser parce que l’on devient trop collant. C’est dans ces moments que je ressors du vieux mush afin de me motiver à ne pas être trop inactif. Habituellement, les champignons m’amènent à me lancer dans diverses quêtes. C’est de l’auto-stimulation à base chimique. Une branlette cervicale à l’aide de matériel fongique. Il s’est avéré qu’il me restait du vieux mush en tabarnac. J’ai donc craché ça, je sus trop défoncé pour relire, je me laisse donc un petit suspense ici pour demain matin, ça va être tout drôle.
Voilà plus de 20 ans que je n’avais pas mis les pieds ici. L’École primaire des Défricheurs. Les choses avaient peu changé comme elles aiment tant le faire. Mêmes murs de briques rouges, mêmes bureaux chambranlants, même climatisation inexistante. Il n’y a que les proportions qui étaient altérées. Les portes semblaient moins grandioses, les poteaux de ballon-poing qui semblaient toucher le ciel autrefois paraissent aujourd’hui bien ordinaires, les paniers de basketball sont bien plus accessibles.
Depuis quelques mois, j’abhorre ma vie. Levé à 6 h, je pars à 6 h 30 pour me rendre à mon travail que je déteste. Le trafic est dense, l’air pollué, ma vie encrassée. Mes journées sont infinies, mes tâches sont routinières, mes collègues de travail idiots. Le vrai problème, ce n’est pas que je haïs ma job, c’est courant, c’est le fait que je ne suis pas impatient de revenir chez moi. Car là-bas, c’est le vide.
Ma femme m’a quitté cavalièrement en début d’année. Elle a rencontré un homme plus doux qu’elle dit, plus compréhensif et plus mature qu’elle croit. Un amant des marches en plein air, des boissons alcoolisées sucrées, des jeux de société et du cheminement personnel. Je bandais trop fermement il faut croire. Elle est partie avec les enfants, me laissant seul dans un condo chiquement décoré. Malheureusement, mes belles peintures n’empêchent pas ma voix de produire de l’écho lorsque je crie un peu parce que trop saoul tard la nuit.
L’invitation pour la soirée retrouvaille de l’École primaire était arrivée à un drôle de moment. Le soir même, je m’étais procuré une arme dans le but clair de m’enlever la vie. Un petit carton aux couleurs criardes, des motifs enfantins, une écriture surstylisée pour nous inviter au vingtième anniversaire de notre graduation de sixième année. Le genre de truc que je méprise d’ordinaire, qui suinte l’hypocrisie et la médiocrité. Mais je me suis rappelé ces temps heureux, les canailles avec qui je jouais au ballon durant la récréation, les gamins avec qui j’avais partagé mes découvertes d’enfant, les guerriers avec qui j’affrontais quotidiennement le monde qui nous semblait si immense à l’époque. J’ai pris conscience de ma déchéance, j’avais besoin de savoir si ce n’était là que l’œuvre régulière de la vie.
C’est pourquoi je me trouvais là aujourd’hui, dans le lycée qui avait bercé mon enfance, à la recherche de réponses à des questions que je ne saurais formuler clairement.
J’entre dans le gymnase que je découvre encore plus défraichi que par le passé. Des tables pliantes sont montées, un buffet y trône sur une nappe en plastique. Quelques groupuscules discutent, le son régulier des conversations couvrant quelque peu le Beau Dommage qui sort timidement des haut-parleurs d’où retentissait autrefois la cloche annonçant la fin des classes.
Le premier visage que je reconnais est celui de ma professeure de sixième. Denise, une jeune veuve sans enfant pour qui nous étions tout. À l’époque, le triste de la situation ne nous effleurait guère l’esprit. Elle était là, un peu plus ridée, un peu moins vigoureuse, usée. C’est en regardant les autres vieillir que la fatalité de la vie nous frappe vraiment.
Les gens sont très beaux. C’est à qui le costard le plus branché, à qui les plus gros seins, la plus rutilante voiture, la plus grande quantité de poudre. Je reconnais lentement des visages, je suis assailli de souvenirs, mon esprit bouillonne et pendant quelques instants, j’en oublie le pistolet qui m’attend dans le coffre à gant et le fait que j’ai prévu me tirer à la fin de la réunion, dans le stationnement, comme ça.
J’approche de vieilles connaissances, je parle peu et j’écoute. Chacun parle de son quotidien, exalté de croire que tant de banalités puissent intéresser quelqu’un. Je fais lentement le tour, les salauds sont devenus des connards, les naïfs sont maintenant niais, les connasses sont désormais des salopes. Les choses avaient peu changé comme elles aiment tant le faire.
À chaque fois que tu demandes à quelqu’un ce qu’il est devenu, il commence toujours par son emploi. Pas le nombre d’enfants qu’il a, pas la ville où il demeure, pas le nom de sa femme ou même sa plus vive passion. Les gens se définissent primairement par le travail qu’ils occupent. Parce qu’après tout, c’est de là qu’émane l’argent, c’est le triste essentiel. Il en a toujours été ainsi. Je me souviens d’ailleurs d’une présentation que nous avions faite avec Denise : que voulez-vous devenir plus tard. Il était déjà implicite qu’on parlait de métier.
Marc qui voulait devenir policier travaille aujourd’hui comme doorman. Il rêvait de justice en faisant des grands yeux, il règle maintenant des conflits d’ivrognes aux yeux petits. Julie voulait devenir avocate de renom, être une oratrice hors pair. La seule partie orale de son boulot, c’est le sexe qu’elle donne au salaud pour laquelle elle est secrétaire. Vincent qui voulait devenir vétérinaire est plutôt boucher. Marie-Pier voulait devenir médecin. Elle l’est. Et pourtant, elle semble si triste, elle semble brisée.
Policier, astronaute, architecte, docteur, acteur, sportif, Premier Ministre, journaliste, mannequin qu’on rêvait. Pompiste, vendeur, plongeur, commis de bureau, coiffeuse, garagiste, huissier, pute qu’on revêt.
La fatidique connerie de la vie est sournoise. Les rêves se cassent rarement. Ils commencent par perdre de leur clarté, puis de leur grandeur, ils s’altèrent un peu puis tout à coup vous réalisez qu’ils sont brisés. La plus cruelle des utopies est celle d’un enfant.
Il n’y a pas de belles vies, juste des idiots. Ce qu’on était con d’y croire, au bonheur. L’innocence qu’ils appellent?
Puis, finalement, je tombe sur mon meilleur ami de l’époque. Pendant 7 ans, nous avions fait les 400 coups avant que le destin nous sépare. Rémi, un rouquin au sourire espiègle. Il restait à deux coins de rue de chez moi, ma mère avait décidé que nous serions amis. Il avait des Tonkas, j’avais des G.I. Joe, nous nous inventions des dizaines d’histoires rocambolesques des étés durant. Nous bâtissions des forts immenses et imprenables une fois l’hiver venu. Chaque journée était une nouvelle mission farfelue, nous défrichions l’univers à coups de créativité enfantine. Nous construisions des cabanes dans les arbres, nous combattions des hordes de malfrats imaginaires, nous devions délivrer des princesses imaginaires. Nous appelions ça nos missions du jour, c’était génial. Rémi fut mon frère, vraiment.
On se serre la main un peu béatement, ne sachant trop que dire. Des politesses vides sont échangées, le malaise est palpable. Il me demande ce que je suis devenu. Triste, que je réponds. Il rit un peu jaune, me parle de son boulot de vendeur d’assurance, il s’interroge sur le nombre de cylindres du moteur de ma voiture, sur la grosseur de mon condo, sur les seins de ma femme. Triste, c’est ce que je suis.
Je m’éloigne un peu du lot, déçu, je les regarde aller, ils boivent leurs cocktails et rient en se tapant les cuisses. Si les bambins que nous étions nous voyaient, ils en auraient mal au cœur. On s’évertue à devenir ce qui nous rebute. Le problème : on y parvient. Nous devenons nos parents, nos idéaux n’étant désormais qu’au mieux sujet de blagues.
J’en ai donc assez, je quitte sans saluer personne, me dirige rapidement vers ma voiture. Aussitôt assis, je desserre mon nœud de cravate et ouvre mon coffre à gant. S’y trouvent mon flingue et une boîte de munitions. Lentement, méthodiquement, je remplis chacun des chargeurs. J’éprouve une satisfaction à loader le gun au complet, il y a trop de choses que j’ai faites à moitié, me tuer ne sera pas une de celles-là.
On croirait que lorsqu’est venu le temps d’en finir, c’est le festival de la réminiscence. Qu’une tonne d’images positives vous viennent à l’esprit pour vous rappeler les quelques moments positifs de votre vie. Que dalle. L’esprit vide, que le canon lustré pointé à ma tempe et un soulagement évident.
C’est alors que tout s’éclaircit d’un coup. Rapidement, j’ouvre ma portière et me saisit de la boite de munitions laissée ouverte sur le siège passager. J’accours vers le gymnase. J’ai une mission du jour.
Publié dans Fiction
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